Interventions Session Cannes 20 – 24 mars 2023

Paroles de Fondateurs


Proposition d’un texte – une phrase – en introduction de la journée, qui « donne le ton » le sens de cette journée.

Comme pour tout texte qui invite à la réflexion, je propose d’utiliser la méthode du Cardinal Martini (SJ) :

  • Que dit le texte ?
  • Que me dit le texte ?
  • Qu’est-ce que je dis au texte ?

1. « A nul ne nuire à tous servir »

  • Devise de Pierre Fourier arrivant dans sa cure de Mattaincourt, au service d’une église à la dérive (période de la Contre-Réforme), d’un peuple plutôt inculte et aux mœurs assez grossières, d’un pays en proie aux guerres et aux famines… Rien d’enviable.
    Devise d’un homme qui choisit de ne pas « faire carrière » mais d’être entièrement donné.
    En vieux français du 16°- 17° qui a été traduit : « Ne nuire à personne, être utile à tous ».
  • Cette devise, de façon significative, met le négatif en premier et le positif en second :
    1. décider de ne nuire à personne, c’est déjà un bel effort, une belle ascèse ; s’abstenir de faire du mal (à quiconque, soi-même y compris), renoncer à rendre le mal pour le mal, cela va à l’encontre de notre pente naturelle
    2. mais c’est un effort plus grand encore de choisir d’être utile à tous et à chacun – y compris soi-même ; chaque jour, décider de servir.
      Cette devise, elle nous déborde ! Elle est aussi d’une modernité étonnante : des mots qui consonnent avec la culture du « care »(le « soin »), avec celles de « l’écologie intégrale » (« soin de la Maison Commune », de l’éducation…)
  • Invitation à entrer/à demander d’entrer[1] dans cette vision de l’éducation

2. « Fais Le Grandir »

  • Parole entendue par Alix et rapportée dans sa « Relation » au n° 23 (seul écrit que nous avons d’elle)
    Une autre fois, la veille de la Purification de Notre-Dame, auquel jour j’ai une dévotion particulière parce que l’on m’avait dit que c’était celui de ma naissance et de mon baptême, je me préparais à la solenniser le mieux que je pourrais. Notre-Dame se présenta à moi tenant son petit Fils, lequel elle me donna, disant que je le nourrisse jusqu’à ce qu’il serait grand. Ceci s’entendant : que je procurasse la gloire d’icelui.
    Et mon esprit fut lors fort humilié, et porté à des choses bien hautes de la connaissance de Dieu. Je ne saurais rien dire de cela, sinon que Dieu est un pur esprit, et que je n’avais connaissance que d’un petit brin de sa grandeur et perfection, entendant encore quelque chose de la Sainte Trinité, laquelle j’adorais Trois en Un, et surtout l’amour et union d’icelle.
    La tradition a gardé l’expression « Fais-Le grandir », « Le » s’entendant comme « Lui le Christ », « Elle ta Sœur/Lui ton frère », et tous ceux que nous sommes appelées à servir
  • Une autre parole, finale de la relation, du Seigneur lui-même cette fois :
    “Jette toujours un œil vers moi et un autre sur tes défauts pour les corriger, et tu arriveras à ton désir.”
    La finale de la Relation est ce mot désir… Grandir, faire grandir : notre désir profond…
    Eduquer n’est sans doute rien d’autre que de permettre à un autre de vivre à la hauteur de son désir
  • Invitation à être ces croyants dont le monde a tant besoin aujourd’hui… Comme une réponse de la créature à  son Créateur, Lui le 1er croyant

3. « Ne pas considérer les personnes telles qu’elles devraient être mais telles qu’elles sont et peuvent être »

  • Le « préjugé favorable »[2] d’Ignace de Loyola ou encore l’à-priori de bienveillance[3].
    Cf. La naissance des Exercices Spirituels = le chemin de conversion d’Ignace. Considérer – regarder/écouter – les personnes sans les juger, c’est la condition de l’existence même, de la liberté elle-même.
    Sans jugement, c’est-à-dire sans reproche de ce qu’elles sont, sous-entendu de ne pas être idéales
    Sans ce regard, il n’y a pas non plus d’éducation : on ne peut grandir, donner le meilleur de soi-même que dans un climat de bienveillance
  • Le préjugé favorable me renvoie à mes petits démons : j’attends des personnes qu’elles correspondent à mon désir c’est-à-dire, comme nous l’a appris la psychanalyse, de me délivrer du manque, de combler les frustrations de mon histoire. Mais cette stratégie qui rode dans les relations est illusoire : croire que c’est possible, l’exiger même, c’est tomber dans la tyrannie – l’abus – l’inverse d’une attitude qui permet de grandir et de faire grandir.
    « Un homme, ça se retient » (Camus – Le premier homme)
  • Invitation à entrer/à demander d’entrer dans une relation avec l’autre qui mette pas la main sur lui, qui ne se l’approprie pas. Cette attitude s’appelle « chasteté » et elle n’est pas réservé aux religieux : c’est l’attitude requise dans toute relation et très spécialement aujourd’hui.

4. « Que les écoliers se sentent aimés, compris et en confiance »

  • Ici, il ne s’agit plus de se situer du point de vue l’éducateur mais du point de vue de l’écolier. L’attente de l’écolier : être aimé, compris, se sentir en confiance. Ou encore : être l’objet de l’attention pleine et entière de ses éducateurs… Il sait « d’instinct » que seul l’amour ne mesure pas cette attention, que seul l’amour comprend, que seul l’amour donne confiance.
    Comme Dieu nous regarde ! Cf. Caïn et Abel
  • Saint Augustin (4° siècle ; Père de l’Eglise ; « à la source » de la CND qui a repris sa Règle) :
    « Aime et fais ce que tu veux » ni caprice (faire n’importe quoi quand et comme il me plait), ni délire (« Tu es tout pour moi » ~ fusion absorption)
    1. Décentrement de soi, renoncement à son ego… Laborieux mais libérant [4]
    2. Nous sommes toujours 3 jamais 2[5]
  • Invitation à relire ma pratique pédagogique et éducative : qu’est-ce qui m’anime dans ma vie de professeur, quel est mon désir profond ? La réussite de mes élèves mais quelle réussite ? (cf. fascination de la réussite matérielle, sociale, intellectuelle… qui ne comble pas ; désir insatiable de reconnaissance… qui tourne à vide ; exigence sans mesure de l’amour propre… qui se retourne en amertume amère)[6]

    Est-ce que je prépare mes cours en fonction de tous mes élèves ? Est-ce que je fais équipe avec les autres professeurs de la classe ?

5. « Ne pas déplorer les malheurs du temps mais répondre aux besoins du temps »

  • Non pas une citation des Fondateurs de la CND mais la réaction d’un ami, ancien Chef d’établissement devenu Responsable de Tutelle. Passant le matin en salle de professeurs et entendant les « gémissements ineffables » du corps professoral, il intervint et dit : « Nous ne sommes pas là pour déplorer les malheurs du temps mais pour répondre aux besoins du temps ! »
  • Cf. le matin au réveil… Les nouvelles du jour… La déprime !
    L’opposé de ce que P. Ricoeur (philosophe moderne) appelle l’éthique[7] :
    « Un sujet capable de répondre à l’accusation par l’accusatif : ‘me voici’ » (Soi-même comme un autre)
    « Le fonds de l’humain c’est la puissance d’affirmer, la puissance de dire oui : de dire oui aux ressources de la vie face à la mort, aux ressources de significations face à l’insensé et à l’absurde. L’homme, c’est la joie du oui dans la tristesse du fini » (Philosophie de la volonté T. 2 – Finitude et culpabilité)
  • Invitation à
    1. la louange (l’inverse de la jalousie, de l’attitude accusatrice)
    2. retrouver sa juste place (ni tout faire, ni rien faire ; quelle est ma part, la part que je peux prendre[8] ?)
    3. discerner ce qui va vers plus de vie => souplesse, lâcher prise, lâcher ses sécurités pour s’aventurer sur des chemins nouveaux[9]

[1] Cf. « A défaut d’avoir le désir, avoir le désir du désir » : Ignace de Loyola, Fondateur des Jésuites dont Pierre Fourier a été élève et est resté imprégné de la spiritualité ignacienne

[2] « Il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus enclin à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner. Si l’on ne peut la sauver, qu’on lui demande comment il la comprend ; s’il la comprend mal, qu’on le corrige avec amour ; et si cela ne suffit pas, qu’on cherche tous les moyens adaptés pour qu’en la comprenant bien on la sauve. » Exercices spirituels, n°22

[3]L’accueil commence forcément par un sourire, un préjugé favorable, le faire asseoir, lui offrir à manger. Ayons pour ce “millième” un regard neuf. Considérons-le comme l’unique, le premier absolu… Il a quelque chose à me dire, ce n’est pas par cela qu’il commence, ça ne sortira que dans un long moment, ou demain, ou plus tard. A moi de lui donner le temps comme s’il était le seul. Ce qui compte, c’est l’élévation du caractère et de l’esprit. Que cette rencontre les aide à reprendre confiance en leur avenir et à désirer aider les autres, à être un peu plus humain, plus fraternel. Le but, c’est leur montée personnelle, le reste n’est qu’un moyen.

M. Gounon s.j. créant une structure d’accueil dans les années 1940, à Saint Etienne, pour des jeunes en difficulté

[4] Un acte libre n’est pas un acte livré au caprice du moment ; ce n’est pas non plus un acte indéterminé ou insensé, que l’on accomplit pour la seule beauté du geste ; c’est un acte au contraire voulu, choisi, décidé et qui engage. Loin d’être une légèreté d’être facile, la liberté selon Augustin convoque trois « activités » :

aimer – faire – vouloir

Il s’agit d’aimer – ce qui implique de renoncer à son ego

Il s’agit de faire – ce qui s’oppose à la paresse ou au refus de la responsabilité Il s’agit de vouloir vraiment – ce qui suppose conscience, lucidité, résolution

En réalité, la liberté véritable, celle qu’Augustin met en valeur, est une libération du cœur : il ne s’agit plus de convoiter, de rivaliser, de (se) prouver (à soi-même) sa valeur, mais d’accueillir cette Bonne Nouvelle : nous sommes aimés pour nous-mêmes, sans autre raison ni justification. L’amour est gratuit.

« Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ». Là est la liberté véritable et la belle légèreté d’être. Comme Chanoinesse de Saint Augustin, notre première et principale tâche est d’éduquer à la liberté.

[5]  La Loi, la limite nécessaire : pour vivre, il faut un « ne pas » ; seule la limite nous préserve des chemins de mort et rend possible un avenir. « Tu ne convoiteras pas » : indique qu’au-delà c’est la mort ou le retour à l’asservissement (l’argent, le pouvoir, « l’esprit mondain », l’indifférence…)

[6] Cf. Etablissements jésuites : 2 f/semaine, 15 mn d’intériorité et de relecture animée par le professeur qui donne cours => Faire silence (extérieur et intérieur) ; écouter ce qui se passe en moi (joie, souffrance, difficulté : les nommer) ; discerner parmi elles ce qui m’appelle à plus de vie ; décider/choisir ce « davantage »

Id pour les établissements CND, d’inspiration augustinienne : « Ne t’en va pas au dehors, retourne en toi- même, la vérité habite l’homme intérieur » (cf. Annexe X. Nucci CVX n° 81)

[7]  La morale est l’ensemble des règles, « des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte ». L’éthique, elle, précède la morale : elle est caractérisée par le désir du bien, le souhait de vivre bien ; elle est « la visée d’une vie accomplie » (Soi-même comme un autre)

[8] Ma responsabilité de ce vivre ensemble, fragile, toujours menacé, et dont la survie dépend de nous (Ricoeur)

[9] Cf. Annexe La Xavière – A.L. Gomas : « Soyons des vertébrés pas des crustacés »